Déposé le 18/01/2016 à 17h19 Opinion citoyenne
C'est le couple fétiche dans le service; il a quatre-vingt-huit ans, et accompagne sa femme atteinte de la maladie d'Alzheimer.
Chaque jour lorsqu'il arrive, elle lui rappelle qu'ils doivent partir à la campagne voir le jardin et se promener.
Elle lui parle des fleurs qui ont dû pousser, et des mauvaises herbes qu'il faudrait couper. Il lui prend la main, ne répond pas. Assis à côté d'elle, bien calé dans un large fauteuil, un journal sur les genoux, il reste là toute la journée à la regarder avec amour. Elle l'appelle mon chéri avec un sourire lumineux et un regard émerveillé...Puis se reprend en me parlant :
- les enfants m'ont dit que c'était ridicule de l'appeler toujours comme ça ; vous trouvez vous aussi?
Je n'ai pas le temps de répondre; Son mari la regarde et répond à ma place :
- moi c'est comme ça que j'aime que tu m'appelles.
Il a dit ça d'une voix profonde et douce;
Je suis presque intimidée d'être là, tant leur complicité et leur tendresse sont intimes. Tant leurs sentiments ont l'air frais et neuf, comme deux jeunes fiancés qui se découvrent. Pourtant, les cartes et photos de la chambre racontent une autre histoire; des enfants, des petits enfants, une maison aux murs de pierre, des arbres aux troncs noueux... Tout me raconte une longue histoire de vie qui vient doucement s'échouer ici. Je me demande quel est leur secret pour avoir l'air si amoureux et émerveillés, dans cette situation, au bout de tant d'années.
L'heure des soins est arrivée et nous sommes invités à sortir;
Lentement Monsieur T. s'extirpe avec difficultés de son fauteuil - n'oublie pas ta canne - heureusement que tu es là - à tout à l'heure mon chéri ! ... Et me rejoint d'une démarche glissante.
Il s'assoit immédiatement sur le banc; la position debout doit être pénible. En le regardant de plus près, je réalise que sa femme est beaucoup plus jeune que lui.
Assise à ses côtés, je l'écoute me parler de leurs longues années de vie, riches et heureuses;
- Nous avons eu tellement de chance de nous rencontrer.
Il part silencieusement dans ses pensées; j'ai envie de lui demander combien de temps, mais je le sens déjà trop loin...
Puis il revient à moi et rajoute en souriant:
- Ce qui est merveilleux c'est qu'elle ne souffre pas; physiquement bien sûr et ça c'est essentiel, mais aussi moralement... Elle ne se souvient pas qu'elle est paralysée. Du coup elle peut s'imaginer marcher avec moi... Et je la laisse rêver, ça ne fait pas de mal. Il faut bien que cette maladie ait des bons côtés.
Il soupire, et reprend avec un regard pétillant :
- Je vais vous faire une confidence...Il y a une chose qui est très dure pour moi... Vous savez ce que c'est ?
J'ai une multitude de réponses à faire, mais je choisis de n'en faire aucune.
- Ce qui est plus dur, c'est que comme elle oublie tout, je suis obligé de la séduire à nouveau tous les matins.
Et il éclate de rire.
C'est donc ça leur secret...