Déposé le 01/10/2013 à 17h09 Réflexions de soignants
Cela fait plus de vingt ans que j'ai le privilège d'accompagner des personnes en fin de vie et leurs proches, dans des services d'oncologie, de soins intensifs ou, aujourd'hui, dans une unité de soins palliatifs.
C'est sur la base de cette expérience que je prends ici la parole pour témoigner de ce que je vois et vis au quotidien, consciente que mes pauvres mots ne pourront jamais donner qu'un pâle reflet de la réalité.
Comment, en effet, approcher au mieux l'intensité des derniers moments d'une vie si ce n'est en étant à son chevet jusqu'au bout?
A vous qui avez la lourde responsabilité de légiférer en matière de soins de santé, je lancerais donc d'emblée l'invitation suivante: «venez et voyez»!
Oui, chacun a le «droit de mourir dans la dignité» et contrairement à ce que laisse supposer le nom ainsi choisi par l'association qui prône le recours à l'euthanasie, nombreuses sont les personnes qui décèdent en gardant toute leur noblesse sans demander que soit intentionnellement mis fin à leur existence. J'en suis, quant à moi, témoin au fil des jours et je leur rends un vibrant hommage.
La réelle revendication cachée derrière ces mots n'est-elle pas davantage celle du «droit de choisir sa mort»?
Et la notion de «dignité humaine» n'est-elle pas avant tout une question de regard posé sur la beauté intrinsèque de l'homme quel qu'il soit (dément, handicapé, défiguré par la maladie, dépendant des autres...)? Celle-ci est une évidence pour moi qui ai si souvent goûté la joie de partager des moments de tendresse réciproque avec ces personnes fragiles et tant de fois expérimenté à quel point elles m'aident à grandir en humanité.
Une telle beauté ne pourrait-elle pas être perçue par notre société qui tend à valoriser l'apparence et la « liberté » à tout prix?
Il ne s'agit nullement de nier la souffrance qu'elle soit physique, psychologique ou spirituelle. C'est quotidiennement que nous la côtoyons dans une unité de soins palliatifs.
Une vie pourrait-elle en être exempte? Certes, non! A la naissance déjà, elle est présente. Puis au fil de l'existence, se succèdent les deuils et les peines. A plus forte raison, lorsque la mort approche et que les pertes s'accumulent, le risque de souffrir est multiplié tant pour les personnes mourantes que pour leur entourage.
En serait-il autrement avec l'euthanasie?
Certes, la souffrance existe donc dans une unité de soins palliatifs et toute mesure adéquate possible doit être mise en œuvre pour la combattre. C'est ainsi que, le plus souvent, elle peut être soulagée grâce, d'une part, à un ajustement constant et minutieux des traitements en fonction des symptômes observés et, d'autre part, à un accompagnement global et attentionné des personnes en fin de vie et de leurs proches. Et dans les rares cas où les symptômes sont réfractaires aux traitements les plus appropriés - il s'agit, en général, de situations où des difficultés relationnelles ou morales de longue date nous rappellent que nous ne sommes pas tout-puissants face à la complexité de l'être humain - le recours à une sédation peut s'avérer nécessaire dans l'intention d'assurer le confort optimal de celui qui souffre.
De tels résultats requièrent des soins palliatifs performants qui, loin d'être limités à de l'eau bénite et à des prières, relèvent d'une spécialité propre encore mal reconnue.
Face au droit de chaque homme de mourir dans la dignité, nous, professionnels de la santé, n'avons-nous pas, en effet, le devoir de prodiguer, aux personnes qui nous sont confiées, les soins de la plus grande qualité et ce, jusqu'à leur dernier souffle? Cela exige de notre part une réelle compétence technique et relationnelle. J'ajouterais qu'il importe aussi, pour cela, d'aimer les personnes que nous accompagnons.
Toutefois, la fin de vie ne se résume pas à la souffrance et à la mort.Que du contraire! Plutôt qu'un mouroir, une unité de soins palliatifs est un lieu de vie intense jusqu'à la fin.
Multiples sont les ressources déployées par les mourants - ou plutôt les « vivants jusqu'au bout» - et par leurs proches pour affronter l'épreuve qu'ils traversent. Le plus souvent insoupçonnées par les personnes elles-mêmes, elles se révèlent au fil du combat contre la maladie. Il n'est pas rare que celle-ci devienne alors une réelle occasion de croissance personnelle et familiale au crépuscule de l'existence.
Innombrables aussi sont les joies vécues, qu'il s'agisse des petits bonheurs savourés au présent ou de la joie indicible - car tellement profonde - liée aux instants de tendresse partagés, aux leçons de courage données...
Toute déclaration anticipée d'euthanasie, notamment pour les personnes démentes qui pourraient être jugées incapables de revenir sur leur choix, ne risque-t-elle pas de compromettre de telles opportunités pour les malades eux-mêmes et pour leur entourage?
Le Dr Catherine WONG, psychiatre, estime que « comme pour tout individu, le patient dément n'est pas totalement libre, mais qu'il n'a pas à être systématiquement disqualifié dans ses choix sous prétexte que sa maladie altère son jugement». Selon elle, cinq règles professionnelles sont à respecter pour prendre en compte la liberté du patient dément dans des situations difficiles. L'une d'elles consiste à « ne pas vouloir à tout prix appliquer des consignes décidées par le patient avant sa maladie ». Et de poursuivre : « Il nous faut apprendre à respecter l'homme ou la femme qu'il est devenu, et non celui qu'il a été ». Cela implique de « prendre son temps et de revenir plusieurs fois pour vérifier la permanence de son choix ». (cf Actes du 2è colloque national « Douleurs et démences », Paris, 10 juin 2011)
Enfin, il y a toute la part de mystère de l'être humain et des derniers moments de sa vie.
Combien de fois, n'ai-je pas été témoin de faits étonnants: des gestes d'affection inattendus ou des mots inespérés et des silences emplis de sens auprès d'une personne mourante; une longue agonie apparemment absurde mais qui, aux dires de certaines familles, leur a permis de cheminer dans leur processus de deuil; un décès survenu à l'arrivée d'un proche ou juste après un événement particulier...? Serait-ce par hasard ?
Plusieurs études semblent plutôt démontrer que certaines personnes attendraient d'être, soit seules, soit accompagnées ou encore d'avoir vécu un moment important pour donner naturellement leur dernier souffle.(cf J-M GOMAS, formation «Symptômes difficiles et sédation» de l'ASPPN, Wépion, 30 mai 2013 ; cf D.P. PHILLIPS et al, « Postponement of death until symboiicaily meaningful occasions, JAMA, 1990)
Combien de fois aussi le mystère d'une fin de vie accompagnée est-il resté entier? Mais notre incompréhension de certaines situations suffit-elle à en bannir le sens?
Dès lors, en recourant à l'euthanasie, ne risque-t-on pas d'entraver cette liberté de l'être humain de croire et d'aimer jusqu'au bout? Ou comme le craint le Pr Dominique LAMBERT, ne surestimons-nous pas une seule des trois dimensions constitutives de l'homme, le «soi libre» (par son intelligence et sa volonté), au détriment des deux autres, l'« être qui se reçoit» (sur les plans biologique, psychologique et social) et l'« être de don » (à travers ses relations et son rayonnement)? (cf conférence « Euthanasie: le point de vue d'un philosophe », Mont-Godinne, décembre 2012)
Dans le service hospitalier où je travaille, les médecins ont choisi de ne pas abréger intentionnellement la vie. Cela ne signifie nullement pour autant que les demandes d'euthanasie ne sont pas entendues. Au contraire, lorsqu'une personne évoque son souhait d'« en finir », il est primordial de prendre le temps d'écouter ce qu'elle désire vraiment et de transmettre l'information à l'équipe interdisciplinaire afin d'y être tous attentifs pour l'accompagner au mieux.
Différentes situations se sont plus d'une fois présentées. C'est ainsi qu'il nous arrive d'accueillir des personnes en fin de vie :
• qui tiennent un discours ambivalent: elles évoquent leur souhait de mourir et, en même temps, elles manifestent leur attachement à la vie (réclament des vitamines, multiplient les petits bonheurs savourés pleinement...).Si on les écoute bien, on s'aperçoit qu'elles expriment certains besoins (d'être entourées, reconnues dignes de vivre malgré la dégradation de leur état physique...) ou certaines craintes (de souffrir, d'être un fardeau pour leur famille...) mais qu'elles ne souhaitent pas vraiment qu'on mette intentionnellement fin à leur vie.
• qui parlent clairement de leur demande d'euthanasie à pratiquer le jour où, disent-elles, «je n'irai pas bien du tout» et ne cessent d'en reporter l'échéance jusqu'au moment où la mort survient naturellement. En attendant, elles ont choisi de vivre intensément le temps qui leur restait (retour en week-end, fête familiale, aquarelles, concert, yoga, recours à des médecines alternatives...) et ont cheminé malgré la maladie avec un niveau de confort qu'elles ont jugé acceptable.
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