Déposé le 30/04/2015 à 18h20 Témoignages
Quand il s'agissait de pratiquer des interventions médicales sur des patients gravement malades pour lesquels il n'y avait aucun espoir de guérison, mon père avait les idées bien arrêtées : ces interventions étaient inappropriées. En tant que spécialiste des maladies infectieuses pendant des décennies, il avait été sollicité pour traiter des infections sur des patients mourants. Chaque fois que c'était possible, il répondait par la négative.
Mais lorsque j'ai demandé à mon père, atteint de la maladie de Parkinson en phase terminale, quels étaient ses souhaits de fin de vie, il exprima le désir que lui soit appliqué un traitement agressif.
Les bioéthiciens ont longtemps débattu de la question du « pré-engagement ». Quels souhaits sont les plus valides – ceux qu'une personne indique d'avance ou ceux exprimés lors d'une maladie grave ? Le cas de mon père est un cas d'école en la matière.
La raison principale pour laquelle mon père s'était voué au domaine des maladies infectieuses dans les années 60 fut les récentes compétences acquises par la médecine dans le traitement des infections sévères. Ceci était alors une découverte assez récente des agents antimicrobiens, tels que la pénicilline et la streptomycine, et qui permettait la guérison de l'endocardite, de la tuberculose et d'autres infections qui, auparavant, ne pouvaient être traitées.
Cependant, comme la carrière de mon père avançait, ses consultations concernaient le plus souvent des patients gravement malades qui avaient souffert d'infections à répétition et dont l'état s'aggravait au lieu de s'améliorer, même si une infection particulière pouvait être traitée. Typiquement, ces patients vivaient dans des maisons de retraite. Nombreux étaient ceux qui souffraient de démence. Certains avaient besoin de tubes d'alimentation et de respiration. D'autres étaient atteints de cancer en phase terminale. En lisant le journal de mon père, j'ai appris que l'un de ses patients avait un lymphome virulent et était de toute évidence en phase terminale de sa maladie et son état empirait rapidement, mais son médecin généraliste voulait encore traiter une autre infection.
Mon père savait que les infections accéléraient souvent la détérioration de nombreuses fonctions et d'organes vitaux. En d'autres termes, les infections étaient ce qui aidait les patients en phase terminale à mourir. Il disait souvent que traiter continuellement des infections dans de tels cas était inhumain et moralement erroné et de plus, anti-déontologique. Mon père essayait, dans la mesure du possible, d'encourager les patients, les membres de la famille et ses collègues médecins à reconsidérer leur réflexe de traiter à tout prix.
Malheureusement, mon père fut diagnostiqué de la maladie de Parkinson en 2001 à l'âge de 69 ans. En 2006, il éprouva de grandes difficultés à se mouvoir et avait arrêté de travailler. Au cours des années suivantes, son état mental s'aggrava également. Il était profondément léthargique, incapable de tenir une conversation complexe et détaillée. Mais il y avait aussi des moments de lucidité.
Finalement, en novembre 2011, ma mère n'eut d'autre option que de le placer dans une maison de retraite. Je n'oublierai jamais le jour où je l'y vis pour la première fois. Il était là, affalé dans son fauteuil roulant, la tête presque sur les genoux. Il était complètement dépendant d'autrui. Cette image de mon père était particulièrement poignante : la dernière fois que j'avais été dans une maison de repos avec lui c'était lorsqu'il en était directeur médical, prodiguant des soins aux mêmes types de personnes qu'il était maintenant devenu.
Le moment était venu de clarifier avec mon père le type d'intervention qu'il voulait. Je savais ce que j'espérais entendre. Non seulement, je connaissais ses opinions quant aux traitements inappropriés, mais il avait écrit certaines notes lorsque sa santé commença sérieusement à se détériorer. Il dit « qu'il prenait des mesures pour faciliter son passage ». Conscient de son état, il ajouta qu'il « avait pris des médicaments ». Concernant sa femme — ma mère — il écrivit « qu'elle ne méritait pas de lutter encore plus longtemps avec moi ».
Mais lorsque je lui demandai ce qu'il voulait, ces notions avaient disparu. Il dit qu'il voudrait aller à l'hôpital si son état s'aggravait et même être mis sur un ventilateur artificiel. « Parfois ils peuvent vraiment aider », dit-il.
J'essayai une différente approche. « Es-tu content de vivre dans une maison de retraite, d'être confiné dans un fauteuil roulant et de dormir la plupart du temps ? » lui demandai-je.
L'homme qui craignait d'en arriver à cette extrémité répondit « oui ».
Le changement d'avis de mon père n'était guère sans précédent. Avec l'augmentation des testaments et des procurations pour les soins de santé, les gens indiquent maintenant très souvent qu'ils veulent limiter les interventions médicales s'ils atteignent un stade d'infirmité irréversible. Bien que ces documents soient censés prendre effet lorsqu'une maladie sérieuse altère le jugement, les bioéthiciens, tels que le professeur Rebecca Dresser de l'Université de Washington, ont écrit de manière convaincante que les objectifs des personnes peuvent réellement changer lorsqu'elles sont confrontées à une diminution de leur qualité de vie ou à leur mort éventuelle. C'est pour cette raison que selon elle, le vécu du patient à ce dernier stade doit prendre le dessus sur ses souhaits antérieurs.
Au début de 2012 nous avons confié mon père à l'unité des soins palliatifs dans une maison de retraite. Plusieurs mois plus tard, il contracta une infection qui était probablement traitable. Au lieu de cela, le personnel soignant lui administra une dose de morphine pour soulager sa douleur. Il mourut dans les 24 heures.
,