Déposé le 12/02/2014 à 13h03
Depuis quelques jours, en Belgique, on peut assister à un débat animé autour des « actions » de chrétiens qui s'opposent à l'extension de la loi sur l'euthanasie aux mineurs d'âge. Une des idées la plus souvent utilisée pour disqualifier ces actions est l'idée de « progrès ». On accuse ceux qui s'opposent à l'extension de la loi sur l'euthanasie d'être des anti-progressistes et de nuire donc à la société.
Or, ce qu'il y a de curieux, voire d'anormal et même d'irrationnel, dans l'utilisation de cette idée de progrès, c'est que le terme « progrès » n'est jamais défini. Il est accueilli comme une sorte de « dogme », qui suppose cependant l'acceptation tacite d'une équivalence bien précise : celle entre progression de l'humanité et extension des «libertés» de l'individu, conçu comme capable et autonome. Dans cette définition « implicite » de progrès, aucun autre critère ne semble être pris en compte sauf la possibilité pour un individu de faire ce qu'il veut de ce qui lui « appartient », y compris de sa vie. Dans ce cadre, il devient alors compréhensible que la libéralisation de l'avortement, le mariage pour « tous », la procréation médicalement assistée, la gestation pour autrui, l'euthanasie et toutes les autres possibilités agrandissant la prétendue liberté des individus, soient identifiés au « progrès » et donc à un bien. Et que le discours que s'y oppose soit associé à un mal à éviter.
Et pourtant, il y aurait lieu de se demander s'il est bon de penser que la liberté d'autodétermination d'un individu représente un bien à poursuivre à tout prix, et s'il est juste d'identifier cela avec le véritable progrès vers lequel la société devrait se diriger.
En effet, comme il est vrai que « tout ce qui brille, n'est pas or », dans le cas qui nous occupe ici, l'association de progrès et de liberté d'autodétermination risque aussi de briller sans valoir l'or qu'elle promet. Le point faible de cette position réside – me semble-t-il - dans les contradictions qu'elle soulève lorsqu'elle est confrontée, par exemple, aux vies les plus vulnérables.
Si l'on prend en compte ces vies (celles des enfants malades, des mourants, des personnes âgées et/ou démentes, des handicapés, des fœtus...), on peut se demander ce que peut valoir pour elles un progrès qui s'identifie au principe d'autodétermination, car pour ces vies la capacité de s'autodéterminer n'est pas – ou plus - la valeur fondatrice. Le « progrès » pour ces vies ne peut pas être compris comme « projet d'autodétermination individuelle ». Ces individus ne sont pas encore – ou ne sont plus – dans la possibilité de choisir et d'agir ; ils sont avant tout dans le pâtir. Leur « progression », si elle peut encore s'envisager, ne peut pas s'identifier à une « réalisation » de soi en toute autonomie. Elle ne peut se penser que dans la relation que leur état de vulnérabilité les oblige à ouvrir, car sans le soin d'autrui, et donc sans la relation que ce soin implique, ces vies ne peuvent pas subsister. Leur force, leur liberté aussi, réside dans la capacité qui leur reste de « faire appel » à la relation, de « provoquer » celle-ci. C'est dans la capacité d'ouvrir à la relation, ainsi qu'au don de soi et d'autrui, que transparaissent d'ailleurs la valeur et la dignité de leur vie, aussi diminuée ou fragile soit-elle. Cela vaut aussi bien pour le mourant que pour les fœtus, en passant par toutes les autres « vulnérabilités » intermédiaires. Mais ce « projet », qui se déplie dans la condition de ces êtres vulnérables, ne dépend pas de leur capacité seule. Il exige la réponse d'autrui. Si autrui ne répond pas, ces vies vulnérables et précaires sont destinées à devenir « invisibles » (parce qu'on les supprime ou parce qu'on les exclut).
En regardant ces vies, on se rend compte alors que ce qu'on appelle ... « progrès », en l'identifiant seulement avec un projet d'autodétermination de l'individu, est aussi ce qui peut conduire à l'« invisibilité » et à l'exclusion des vies les plus vulnérables ! C'est là que réside la contradiction la plus patente de la position qui identifie progrès et projet de liberté individuelle de la personne.
Prenons un exemple. Une pensée qui se veut solidaire, ouverte, sensible au soin, à la relation et au respect de l'environnement, comme l'est la pensée écologiste, peut se trouver fortement en contradiction avec elle-même lorsqu'elle épouse l'idée de progrès comme projet d'autodétermination des individus. Dans l'actuel débat à propos de l'euthanasie, cette contradiction me semble apparaître avec évidence. L'intervention prononcée par Cécile Thibaut, sénatrice Écolo, lors de la séance plénière au Sénat en vue du vote pour l'extension de la loi sur l'euthanasie , se fonde entièrement sur l'idée que le projet d'autodétermination de l'individu est le véritable progrès vers lequel il faut se diriger. Pour la sénatrice Écolo, en effet, seule la liberté de l'individu a de la valeur pour une vie, et cette liberté – fû-ce-t-elle celle d'un enfant mineur d'âge, et même contre l'avis de ses parents – doit être respectée à tout prix . Il me reste difficile de comprendre comment cette position vis-à-vis de la liberté individuelle peut s'articuler en pratique avec la vision écologiste dans son ensemble, qui propose un projet de société solidaire, soutenu par une responsabilité collective.
Le « progrès » brandi comme support pour la promulgation de lois de plus en plus « libéralisatrices » par rapport à certaines valeurs fondamentales sur lesquelles la société se fonde – l'interdiction de tuer en est une, par exemple - n'est donc pas un véritable progrès. Il semble plutôt être une fuite en avant sans autre direction que l'exaltation de l'individu autonome et la construction d'un espace public fait d'inclus (ceux qui ont réussi à se rendre autonomes) et d'exclus (ceux que la manifestation avérée de leur vulnérabilité a rendu dépendants d'autrui).
Le véritable progrès ne peut pas être séparé de l'accueil de toute vie, quelle que soit, et de l'effort pour édifier une société où les capacités de chacun, à chaque étape de sa vie et quelle qu'elle soit sa « fonctionnalité » ou « utilité » dans le corps social, puissent trouver un lieu où éclore et continuer de s'épanouir jusqu'au dernier souffle de vie. Je souhaite pour mes enfants et pour mes proches, pour mon papa qui perd la mémoire, pour mes amis en difficulté ou confrontés à la maladie grave, pour moi-même si je devais me trouver dans la dépendance d'autrui ou dans des grandes souffrances, que la société soit un lieu offrant les moyens pour continuer à exercer et à épanouir les capacités qui nous restent encore, pour assumer la dépendance et la souffrance au cœur des relations de soin, afin que la vie soit toujours encore vécue comme bonne et utile, et qu'elle soit entourée et accompagnée. Alors, toute vie sera reconnue à sa juste valeur, elle aura du sens et elle pourra « porter » la souffrance et même la transfigurer .
C'est cela, pour moi, le progrès : que l'homme (et à fortiori un enfant!) soit toujours traité comme un homme, et donc toujours soutenu dans ses capacités, jamais laissé seul, ou exclu, ou libre de se donner la mort lorsqu'il souffre, parce que ceux qui l'entourent ne voient plus aucun sens à son existence diminuée...
Alors, je suis pour le progrès, je suis pour une vie et une mort digne, donc je suis contre l'euthanasie !